Il y a deux morts, la mort de son enfant et puis la mort sociale qui en découle, celle qui fait que vous ne faites plus vraiment partie de la société, celle des vivants. Les gens vous fuient, vous évitent, par gêne, par superstition, par peur d’être maladroit ou pour tout un tas de raisons.
Au départ, j’en ai beaucoup voulu aux gens maladroits, ceux qui vous sortent des phrases d’une violence inouïe du type « elle est mieux là où elle est », « au moins elle ne souffre plus », « c’est sans doute mieux comme ça », « le bon Dieu rappelle toujours les meilleurs les premiers » et tout un tas de poncifs que l’on n’a pas envie d’entendre. Et puis, avec un peu de recul, j’ai regretté de leur en avoir voulu, j’ai même eu une forme de gratitude pour ces gens qui ont osé venir parler, certes avec maladresse mais aussi avec courage. Il est sans doute plus facile de fuir, d’éviter le contact. Finalement, je crois que c’est à ceux qui ont fui que j’en ai le plus voulu et que j’en veux sans doute un peu encore. Il y a une forme de lâcheté dans la fuite.
À l’hôpital et au sein du groupe privé AMFE, je m’étais fait beaucoup d’amis de combat, peu sont ceux qui ont gardé le lien, ont continué à donner des nouvelles spontanément. Je comprends la pudeur, la gêne de voir son enfant vivant alors que le mien n’est plus, mais cette rupture brutale fait mal, elle me renvoie chaque jour au fait que Romane n’est plus là. Avoir des nouvelles des copains de galère est toujours un plaisir. Savoir que les enfants grandissent et vont bien, c’est une joie, réelle, sincère. Et pour ceux qui ne vont pas bien, ou pour qui la route n’est pas un long fleuve tranquille, savoir que l’on est encore considérée comme une oreille attentive fait plaisir. Je sais mieux que beaucoup les galères que représente un enfant malade, jamais je ne penserais « ton enfant est en vie, tu n’as pas le droit de te plaindre ! » En revanche, en coupant les ponts c’est comme si on me disait « tu n’as plus le droit d’écouter, tu ne fais plus partie de la famille, tu as perdu, le jeu continue sans toi », c’est dur.
Mais le but ici n’est pas de montrer de l’aigreur ou de la rancœur, parce que moi aussi, avant, j’ai fait partie du monde des vivants, des maladroits et parfois sans doute aussi des lâches. Le but, c’est d’essayer d’expliquer ce qui peut faire du bien, ne serait-ce qu’un peu, à un proche qui a perdu son enfant.
Au début, les premières semaines, ou plutôt les premiers mois, le plus dur, c’est la solitude. La solitude physique bien sûr mais surtout la solitude morale dans laquelle la mort de votre enfant vous plonge inexorablement. Personne ne peut vous y rejoindre, pas même le père de l’enfant, ses frères et sœurs ou même un autre parent endeuillé. Cette solitude est absolue, pour toujours. Mais toute personne qui tend la main, qui essaie de vous rejoindre ou de s’approcher doit être remerciée. Il y a de nombreuses façons de le faire, la première étant d’être là et de le dire. Parfois, on reste en retrait par pudeur, pour ne pas déranger, pour ne pas être intrusif, pour respecter votre chagrin, votre intimité …il y a toujours mille raisons de ne pas y aller. On est là et on attend. Parfois, on dit juste « si tu as besoin, je suis là, fais-moi signe ». Mais le parent endeuillé n’est pas en mesure de faire signe, de demander. Il est juste en mesure de recevoir, surtout au début. Je ne crois pas que, lorsqu’on agit avec sincérité et respect, on puisse se tromper. Parfois, un simple message, auquel on n’aura pas forcément la force de répondre, peut illuminer une journée. Se dire, un moment dans la journée, quelqu’un d’autre que moi sur cette terre a pensé à mon enfant disparu, fait toujours un bien fou. Pour les amis plus proches, il ne faut pas craindre de proposer une sortie, un dîner, un moment partagé. Parfois, on va tomber à côté, on obtiendra une fin de non-recevoir ou même parfois, on n’aura pas même de réponse. Il ne faut pas s’en offusquer, le geste sera apprécié même si à ce moment précis, on n’est pas en capacité de l’accepter.
La mort sociale peut aussi prendre des formes inattendues. Par exemple, lorsqu’à une réunion de parents, à l’école, au travail, dans les lieux les plus banals de la vie en société vous vous retrouvez confronté à LA question, tellement anodine jusqu’alors de « combien tu as d’enfants ? » et qu’en un millième de seconde vous vous rendez compte que vous ne faites plus partie des gens normaux qui répondent du tac au tac à cette simple question. Cette question va devenir la torture absolue. Marquer un blanc, hésiter, se reprendre, voir l’incrédulité dans les yeux de son interlocuteur (elle est bizarre celle-là d’avoir besoin de réfléchir pour savoir combien elle a d’enfants !!), c’est aussi un signe insidieux d’exclusion. Pendant des mois, voire des années, j’ai fui cette question. J’étais devenue experte de la détection des situations où je risquais d’y être confrontée. J’avais comme un signal et moi aussi je fuyais. Aujourd’hui, je n’en ai plus aussi peur, je réponds à 99% « 3 » et si je dois dire leur âge, je ne crains plus la réaction des gens quand je dis que ma fille aura 6 ans et demi pour toujours. Cette question n’est pas redevenue anodine, elle ne le sera jamais plus mais elle me fait moins souffrir, peut-être que moi aussi j’avais besoin de me convaincre que j’aurai toujours 3 enfants, peut-être aussi que je suis en chemin à nouveau vers le monde des vivants, que la porte s’entrouvre …Mais si je peux donner un micro-conseil, ne posez plus jamais cette question de manière anodine, car peut-être que la réponse ne l’est pas.
Il y a la mort sociale, et puis, avec le temps qui passe il y a l’oubli.
Pour l’entourage, le temps passe, la vie reprend son cours, l’évènement du décès est classé parmi d’autres et assez vite, « on passe à autre chose ». Le temps n’a pas la même échelle pour le parent endeuillé. Le parent endeuillé ne passe jamais à autre chose. Il ne fait jamais son deuil, je déteste cette expression. La blessure cicatrise en surface, elle est moins vive, les larmes sèchent mais peuvent réapparaître à l’improviste, en déambulant dans une région jouets, en entendant son prénom dans la rue, une chanson dans un magasin…Les larmes deviennent douces mais elles restent là, tapies, parce que pour toujours, il y aura un avant et un après.
L’oubli, je crois que c’est la plus grande peur de tout parent endeuillé. Surtout quand l’enfant est mort jeune et que la trace laissée n’est pas aussi longue qu’on l’aurait voulu. On a peur que les autres oublient son enfant mais on a aussi peur de son propre oubli. Et si moi j’oubliais sa voix, son sourire, ses expressions. Cette idée me terrorise parfois…
Je sais au fond de moi que beaucoup de gens n’oublieront pas Romane mais j’ai besoin qu’on me conforte régulièrement dans cette idée. Entendre son prénom rappelé, un souvenir évoqué, une expression ou un jeu qu’elle affectionnait est toujours une joie. Il n’y a pas de mauvais souvenirs. Il y a des souvenirs plus joyeux que d’autres. Mais même évoquer avec certains d’entre vous des jours d’hôpital parmi les plus compliqués peut nous faire sourire et même parfois franchement rire. Il n’y a plus que des souvenirs, quels qu’ils soient, du moment qu’ils nous rappellent l’existence de notre enfant, aussi difficile, aussi éphémère qu’elle ait été.
De même, un petit message le jour de son anniversaire ou de l’anniversaire de son décès met toujours un peu de baume au cœur en ces jours particulièrement difficiles qui émaillent le calendrier. La rentrée des classes en est également un. C’est déjà la 5è rentrée des classes que Romane ne fait pas ! Sans sa cousine du même âge, je serais obligée de compter pour savoir en quelle classe elle ne rentre pas. Cette année, pour la première fois, personne ne m’a envoyé un petit message pour me dire qu’il pensait à moi en ce jour de non rentrée. Beaucoup demandent comment se sont passées les rentrées des grands mais qui pense que la rentrée la plus dure est celle qui n’a pas eu lieu ?
Voilà, j’espère que ce simple témoignage pourra aider chacun à réfléchir à sa propre attitude face à un proche endeuillé par la perte de son enfant. Comment me suis-je comporté hier ? Que pourrais-je faire de mieux si malheureusement, une prochaine fois cette situation se présente ?